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duong tam kien

J'ai appelé mon sujet "théorie de la conception" et mon programme "cours de conception". J'ai insisté sur son rôle -- à côté de celui de l'enseignement des sciences naturelles -- dans le programme d'ensemble des écoles d'ingénieurs et, plus généralement, dans la formation de tout profesionnel dont la tâche est de résoudre des problèmes, de choisir, de synthétiser, de décider. Mais la théorie de la conception peut également être considérée d'une autre façon, en relation avec d'autres connaissances. (...) Nombre d'entre nous ont été désolés de voir ce découpage de notre société en deux cultures : les sciences d'une part, les humanités de l'autre. Nous pensons d'aileurs qu'il n'y a non pas deux mais plusieurs cultures. Si nous regrettons ce découpage, nous nous devons de chercher le noyau commun de connaissances qui peut être partagé par les membres de toutes les cultures -- un noyau qui ne comprennent pas seulement des matières telles que le temps, les sports, l'automobile, les soins aux enfants et, peut-être, la politique. C'est une compréhension commune de nos relations avec les environnements internes et externes définissant l'espace dans lequel nous vivons et nous choisissons qui peut constituer fût-ce particulièrement, ce noyau essentiel. Cette déclaration peut sembler extravaguante. Le domaine de la musique peut éclairer mon intention : la musique est l'une des plus anciennes des sciences de l'artificiel ; les Grecs la tenaient pour telle. Tout ce que j'ai dit de l'artificiel s'applique aussi bien à la musique, à sa composition, à son plaisir aussi, qu'aux sujets d'ingénierie que j'ai utilisés pour la plupart de mes illustrations. La musique demande une structure formelle. Elle a peu de contacts avec l'environnement interne bien qu'ils soient importants. Elle est capable de provoquer de fortes émotions, ses structures sont détectables par des auditeurs humains et certaines de ses relations harmoniques sont susceptiles d'interprétations physiques et physiologiques (leur analyse esthétique est d'ailleurs discutable). Avec son environnement externe, en revanche, lorsque nous considérons la composition comme un problème de conception, nous rencontrons exactement les mêmes activités de représentation, d'évaluation et de recherche d'alternatives que dans n'importe quel autre problème de conception. Nous pouvons même, si nous le voulons, appliquer à la musique certaines des techniques de conception automatisée par ordinateur que nous utilisons dans d'autres domaines de la conception. Si la musique composée par ordinateur n'a pas encore atteint des niveaux remarquables dans l'ordre de l'excellence esthétique, il n'en demeure pas moins qu'elle mérite -- et qu'elle a déjà reçu -- une attention sérieuse de la part des compositeurs et des analystes professionnels : ils ne la trouvent pas écrite dans une langue qui leur soit étrangère. Il y a sans doute des ingénieurs sourds, comme il y a des compositeurs ignares en mathématiques. Mais, qu'ils soient ou non sourds ou ignorants, il est peu d'ingénieurs et de compositeurs qui puissent poursuivre une conversation mutuellement enrichissante sur leurs activités professionnelles. Je cherche précisément à suggérer qu'ils peuvent poursuivre une telle conversation en s'entretenant de la conception, qu'ils peuvent commencer à percevoir la commune activité de création dans laquelle ils sont les uns et les autres engagés, qu'ils peuvent commencer à partager leurs expériences dans les processus de conception créative qu'ils mettent en oeuvre dans leurs activités professionnelles. Ceux d'entre nous qui ont vécu à proximité du développement des ordinateurs depuis leur naissance puis leur enfance sont venus d'horizons professionnels très divers, y compris de la musique. Nous avons été sensibles à la croissance très variées, qui se développent autour de l'ordinateur. Nous l'avons accueilli volontiers parce qu'il nous exposait à un nouvel univers de connaissance -- parce qu'il nous aidait à résister à l'isolement de nos cultures multiples. Cette remise en question de vieilles frontières provoquées notamment par les ordinateurs et les sciences de l'information a souvent été soulignée et commentée. Mais ce n'est pas l'ordinateur en tant que tel, élément de hardware ni même élément de software, qui explique ce fait. J'ai déjà suggéré une autre interprétation : cette aptitude à communiquer d'une discipline à l'autre -- dans un terrain commun -- tient au fait que tous ceux qui utilisent les ordinateurs de façon complexe les utilisent pour concevoir, ou pour participer à un processus de conception. De ce fait, en tant que concepteurs, ou que concepteurs de processus de conception, nous devons être explicites, comme jamais nous n'avons eu à l'être auparavant, sur tout ce qui est enjeu dans la création d'une conception et dans la mise en oeuvre même des processus de création. Les véritables matières d'un nouveau libre-échange entre les nombreuses cultures sont celles de nos propres processus de pensée, de nos processus de jugement, de décision, de choix, de création. Nous importons et nous exportons d'une discipline intellectuelle à l'autre, des idées sur la façon dont un système de traitement séquentiel de l'information tel que l'être humain -- ou un ordinateur, ou un complexe de coopération organisée d'hommes, de femmes et d'ordinateurs -- résout des problèmes et atteint des buts dans des environnements externes de grande complexité. On a dit que le véritable sujet d'étude de l'humanité était l'homme lui-même. Je prétends ici que les êtres humains -- au moins dans leurs composantes intellectuelles -- peuvent être considérés comme relativement simples, et que, pour l'essentiel, la complexité de leur comportement résulte de leur environnement, de leur recherche de bonnes conceptions. Si je vous ai convaincu, nous pourrons conclure que, pour une large part, la véritable de l'humanité est la science de la conception, considérée non seulement comme la partie professionnelle de l'enseignement des techniques, mais surtout comme un noyau essentiel de la culture de l'"honnête home". Herbert Simon, les sciences de l'artificiel (1969), p. 242-246