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duong tam kien

Répeter, c'est se comporter, mais par rapport à quelque chose d'unique ou de singulier, qui n'a pas de semblable ou d'équivalent. Et peut-être cette répétition comme conduite externe fait-elle écho pour son compte à une vibration plus secrète, à une répétition intérieure et plus profonde dans le singulier qui l'anime. La fête n'a pas d'autre paradoxe apparent : répéter un « irrecommençable ». Non pas ajouter une seconde et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la « nième » puissance. Sous ce rappport de la puissance, la répétition se renverse en s'intériorisant ; comme dit Péguy, ce n'est pas la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille, c'est la prise de la Bastille qui fête et qui répète à l'avance toutes les Fédérations ; ou c'est le premier nymphéa de Monet qui répète tous les autres. On oppose donc la généralité, comme une généralité du particulier, et la répétition comme universalité du singulier. On répète une oeuvre d'art comme singularité sans concept, et ce n'est pas par hasard qu'un poème doit être appris par coeur. La tête est l'organe des échanges, mais le coeur, l'organe amoureux de la répétition. (Il est vrai que la répétition concerne aussi la tête, mais précisément parce qu'elle en est la terreur ou le paradoxe.) Pius Servien distinguait le symbole d'égalité, et où chaque terme peut être remplacé par d'autres ; le langage lyrique, dont chaque terme, irremplaçable, ne peut être que répété. On peut toujours « représenter » la répétition comme une ressemblance extrême ou une équivalence parfaite. Mais, qu'on passe par degrés d'une chose à un autre n'empêche pas une différence de nature entre les deux choses.

(...)

Si la répétition est possible, elle est du miracle plutôt que de la loi. Elle est contre la loi : contre la forme semblable et le contenu équivalent de la loi. Si la répétition peut être trouvée, même dans la nature, c'est au nom d'une puissance qui s'affirme contre la loi, qui travaille sous les lois, peut-être supérieure aux lois. Si la répétition existe, elle exprime à la fois une singularité contre le général, une universalité contre le particulier, un remarquable contre l'ordinaire, une instantanéité contre la variation, une éternité contre la permanence. A tous égards, la répétition, c'est la transgression. Elle met en question la loi, elle en dénonce le caractère nominal ou général, au profit d'une réalité plus profonde et plus artiste.

Différence et répétition, Gilles Deleuze

Avec l’ami Gilles, j’avais jusque là essentiellement un rapport du type “je suis venu, j’ai lu, je suis pas revenu”. Cependant “Différence et répétition” me faisait les yeux doux parce que c’est devenu un thème central de la réflexion que l’on peut avoir en travaillant sur les patterns et la modélisation. Je l’ai feuilleté en vitesse et je reprend du temps pour aller plus calmement et en profondeur dans ce qui sonne déjà comme un de ces livres vers lesquels on fait un incessant retour (et me changera un peu de Wittgenstein et Goodman pour le coup).