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duong tam kien

L'été a été assez propice à quelques travaux et réflexions sur les langues et la traduction. Voici quelques notes pêle-mêle.

  • Le texte qui sera à présent ma référence sur le rôle et les enjeux de la traduction et de la retraduction sont les quelques lignes rapides mais très efficaces dans leur finesse de B. Lortholarty introduisant sa propre fonction dans la version francophone de Le Procès de Kafka.
  • J'essaie de comprendre et de trouver des sources sur le comment du pourquoi le tome 2 de la trilogie Sphères de Peter Sloterdijk n'a pas été publiée alors que le 1 et 3 oui. Du coup, j'hésite à me remettre à l'allemand. Ou lire le 3 sans attendre. Cette langue est toujours aussi fascinante, je ne pense que cela soit du temps perdu ou du snobisme d'y consacrer du temps.
  • Peut être sans hasard, j'ai aussi commencé à relire le Jargon d'Adorno. C'était pas très malin de l'avoir fait avant d'avoir lu LTI et Heidegger. Cela dit, Adorno adopte lui aussi une position partisane sur la valeur de sa langue, l'Allemand, comme langue d'expression de la philosophie.
  • Je suis également assez admiratif devant l'intrusion d'Aldous Huxley dans sa traduction française et le procédé génial qu'il met en place pour ne rester résigner et pour aider le lecteur à mieux saisir "l'harmonique" de son texte.

Tout livre est le produit d'une collaboration entre l'écrivain et ses lecteurs. Se fiant à cette collaboration, l'écrivain suppose l'existence, dans l'esprit de ses lecteurs, d'une certaine somme de connaissances, d'une familiarité avec certains livres, de certaines habitudes de pensée, de sentiment et de langage. Sans les connaissances nécessaires, le lecteur se trouvera inapte à comprendre le sujet du livre (c'est le cas ordinaire chez les enfants). Sans les habitudes appropriées de langage et de pensée, sans la familiarité nécessaire avec une littérature classique, le lecteur ne percevra pas ce que j'appellerai les harmoniques de l'écriture. Car, ainsi qu'un son musical évoque tout un nuage d'harmoniques, de même la phrase littéraire s'avance au milieu de ses associations. Mais tandis que les harmoniques d'un son musical se produisent automatiquement et peuvent être entendus de tous, le halo d'assciations autour d'une phrase littéraire se forme selon la volonté de l'auteur et ne se laisse percevoir que par les lecteurs qui ont une culture appropriée.

Dans une traduction les tons seulement sont entendus, et non leurs harmoniques - non pas, en tout cas, les harmoniques de l'original ; car il va sans dire qu'un bon traducteur essaiera toujours de rendre cet original en des mots qui ont, pour le nouveau lecteur, des harmoniques équivalents.

Il y a pourtant certaines choses qu'aucun traducteur ne peut rendre, pour la bonne raison qu'il n'existe, entre lui et l'auteur de l'original d'un côté et les nouveaux lecteurs de l'autre, aucune base de collaboration. Certains passages de ce volume appartiennent à la catégorie des choses intraduisibles. Ils ne sont pleinement significatifs qu'à des lecteurs anglais ayant une longue familiarité avec les pièces de Shakespeare et qui sentent toute la force du contraste entre le langage de la poésie shakespearienne et celui de la prose anglaise moderne. Partout où ces passages se trouvent j'ai ajouté le texte de Shakespeare dans une note au bas de la page. Des notes dans un roman - pédantisme insupportable! Mais je ne vois pas d'autre manière d'appeler l'attention du lecteur français sur ce qui était, en anglais, un moyen littéraire puissant pour souligner le contraste entre les habitudes traditionnelles de penser et de sentir et celles de ce « monde possible » que j'ai voulu décrire.

Préface à l'édition française, Le meilleur des mondes, Aldous Huxley