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duong tam kien

Ce qu'il en est à présent de la vie privée, l'espace où elle a lieu le montre bien. À vrai dire, il est devenu tout à faire impossible d'habiter. Les demeures traditionnelles, où nous avons grandi, ont maintenant quelque chose d'insupportable : chaque élément du confort que nous y trouvons s'achète au prix d'une trahison de nos exigences intellectuelles et chaque trace d'un rassurant bien-être en sacrifiant à cette communauté d'intérêts étouffante qu'est la famille. L'architecture fonctionnelle, qui a fait table rase de tout superflu, ne produit que des étuis pour béotiens confectionnés par des experts, ou bien des usines égarées dans la sphère de la consommation, qui n'ont pas la moindre relation avec ceux qui les habitent : de tels logements sont une gifle donnée à la nostalgie d'une existence indépendante, qui de toute façon n'existe plus. L'homme moderne souhaite dormir près du sol comme un animal, c'est ce qu'affirmait avant Hitler un magazine allemand avec un masochisme prophétique, supprimant ainsi la frontière entre la veille et le rêve en même temps que le lit lui-même. Lourds de sommeil, les gens sont disponibles à tout moment et prêts à tout sans résistance, à la fois alertes et inconscients. Celui qui se contente d'accumuler chez lui les éléments disparates d'un mobilier de style authentique procède, de son vivant, à son propre embaumement. Celui qui veut échapper aux responsabilités du logement en prenant une chambre à l'hôtel ou un appartement meublé est un malin pour qui, en quelque sorte, les conditions qu'impose l'émigration deviennent la règle. Comme toujours, c'est pour ceux qui n'ont pas le choix que la situation est la plus difficile. Ils habitent sinon dans des bidonvilles, du moins dans des bungalows mais, demain déjà, ils coucheront peut-être dans des cabanes de jardinier, dans des caravanes ou dans leurs voitures, sous la tente ou à la belle étoile. Le temps de la maison est passé. Les destructions infligées aux villes européennes, exactement comme les camps de travail et les camps de concentration, ne font qu'exécuter ce que l'évolution immanente de la technique a décidé depuis longtemps quant à l'avenir des maisons. Ces dernières n'ont plus qu'à être jetées comme de vieilles boîtes de conserve. La possibilité d'habiter est anéantie par celle de la société socialiste, qui, en tant que possibilité manquée, est devenue le mal rampant de la société bourgeoise. Aucun individu ne peut rien faire contre. Déjà quand il se préoccupe de décoration intérieure et conçoit son propre mobilier, il se rapproche d'un goût d'inspiration « arts déco », un peu comme un bibliophile, même s'il est contre les « arts décoratifs ». Avec le recule, la différence Bauhaus et Wiener Werkstätte n'est plus si marquante. Entre-temps, la ligne des formes purements utilitaires est devenue autonome et s'est affranchie de sa vocation fonctionnelle pour devenir ornementale, tout comme les formes typiques du cubisme. La meilleure attitude par rapport à tout cela semble être encore une attitude suspensive, qui ne s'engage à rien : mener sa vie privée aussi longtemps que le type de société dans laquelle nous vivons et nos besoins personnels ne permettent pas de vivre autrement, mais ne pas la compromettre en attendant d'elle qu'elle puisse être encore la réalisation adéquate de l'individu dans sa vraie dimension sociale. « Il fait même partie de mon bonheur de ne pas être propriétaire », écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Il faudrait ajouter maintenant qu'il fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi. Voilà qui témoigne du rapport difficile que l'individu entretient avec ce qu'il possède, pour autant qu'il possède encore quelque chose. Tout l'art ne serait qu'à faire connaître en pleine évidence que, d'une part, la propriété privée n'appartient plus à personne, au sens où la masse des biens de consommation est devenue potentiellement si abondante qu'aucun individu n'a plus le droit de se cramponner au principe de leur limitation mais que, d'autre part, il faut cependant posséder quelque chose si l'on ne veut pas tomber dans la dépendance et la nécessité qui profitent au maintien aveugle des rapports de propriété. Mais dans ce paradoxe, la thèse conduit à la destruction, à l'indifférence et au mépris des choses, ce qui se retourne nécessairement contre l'homme lui-même ; et l'antithèse est déjà, dans l'instant même où on la formule, une idéologie à la disposition de ceux qui, en toute mauvaise conscience, veulent garder ce qui est à eux. Il ne peut y avoir de vraie vie dans un monde qui ne l'est pas.

Asiles pour sans abris, Minimal Miralia, Théodor Adorno