parler avec
C’était un soir de début d’hiver, après s’être retrouvés à une terrasse désertée à cause du froid et peuplée par l’indifférence, en plein milieu d’un débat ou d’une discussion un peu trop abstraite pour être prise au sérieuse, un ami me reprochait “de ne pas parler à une personne” mais de vouloir “parler avec”. Peut-être que ce n’était pas négatif mais cela m’a un peu laissé pensif.
Tout d’abord, sans vouloir faire jouer ma propre mauvaise foi, si je ne sais pas si c’était en bien ou en mal, je dois avouer qu’entre les deux, bien entendu, je vais préférer parler avec.
On parle à comme on apprend à quelqu’un. On peut aussi très bien “apprendre avec” mais c’est une toute autre histoire. “Parler à” et “s’adresser à”, même combat. Tu t’en fous un peu de qui est l’autre, tu ne sais pas trop qui il est. C’était là le point sensible de la conversation, je voulais que mon interlocuteur me parle çàd à moi en tant qu’être avec une certaine sensibilité, une histoire et peut être même, hey dis-donc, une expérience. Il y a auss de l’un à l’autre (toujours plutôt que l’un avec l’autre) une absence d’entre deux, une impossibilité spatiale d’un monde commun, la construction linguistique amenant à la négation de l’endroit même où devrait se situer le monde social.
On discute avec et on danse avec quelqu’un. “Avec” signifie un début de reconnaissance de l’autre. L’air de rien c’est important dans une interaction. J’aime autant “parler avec” que la réciproque parce que malgré les asymétries, il y a un centre qui n’est ni l’autre, il y a une envie de dépasser les jeux de reflexions, dépasser l’autre comme mirroir autrement dit comme objet de discussion. Tu peux toujours bien parler à ta webcam mais va essayer de parler avec, tiens. C’est pareil pour un atelier, un cours, une performance, j’espère bien que tu essaies de construire un espace de sensibilité et de connaissance avec quelqu’un plutôt que vers. Les réseaux et les maths sont encore loin de pouvoir comprendre ça. Quand x parle à y, c’est simple : x → y. x parle avec y ça veut dire quoi ? x+y → ? ? C’est bien pour ça que dans la parole, quand on parle les un avec les autres, plutôt que cette situation étrange où une assemblée d’individus se parlent entre eux à ne plus savoir s’ils se parlent comme une chaine ou comme des monades recluses et rabougries sur leur petit propre et bien délimité. Bon donc le plus grand intérêt de parler avec quelqu’un c’est bien la possibilité de laisser les paroles se chevaucher et se mélanger. C’est parce que tu as écouté ou essayer que tu interromps, réagis, pas parce que tu as attendu patiemment, docilement comme ton propre égoïsme t’a appris, que l’autre pose un silence comme une fin de phrase. Comment veux-tu é-changer quoi ce soit si tu penses que parler c’est un flux de messages discrets, des interlocutions comme une suite de locutions : x → y → x ad nauseam. Tu peux bien faire semblant d’avoir compris mais comment montres-tu que tu n’as pas compris ? Est-ce que tu écris à quelqu’un ? Est-ce quelqu’un t’a écrit ? Est-ce que tu penses avec quelqu’un ? Est-ce que tu vis avec quelqu’un ? Est-ce que tu vis à quelqu’un ? Au fond, cette différence montre aussi ce que tu attends de l’autre et ce que tu en fais. Il y a bien des moments où l’on peut se parler, c’est reposer, c’est aussi léger mais ça ne réveillera jamais rien entre nous.
Toute personne qui aura essayé d’apprendre l’allemand, fait un peu de philosophie saura aussi que les prépositions sont loin d’être aussi rigides dans leur usage. Cependant dans quelle configuration nous nous plaçons les uns les autre, c’est important l’air de rien. Dans la parole et les mots, on se place avec par rapport à l’autre. Les mots servent aussi à cela, transformer l’autre en sujet et jouer avec plutôt que jouer à.